VERS UNE NOUVELLE NUIT DU 4 AOUT ?
- ericmoulinzinutti
- 20 sept.
- 7 min de lecture
Quand les colères sociales rappellent l’abolition des privilèges de 1789…

La France connaît depuis plusieurs années une succession de mouvements sociaux qui interrogent la solidité du pacte républicain. Grèves contre les réformes des retraites, gilets jaunes mobilisés contre la vie chère, manifestations récentes contre l’austérité budgétaire : selon le ministère de l’intérieur près de 300 000 personnes ont défilé le 18 Septembre 2025 à l’appel des syndicats pour dénoncer les coupes dans les services publics et réclamer des hausses de salaires.
Dans les cortèges, on lisait de nombreuses pancartes « Faire payer les riches », Le parallèle est saisissant : en 1789, les paysans réclamaient la fin de la dîme et des droits seigneuriaux ; en 2025, les manifestants visent les inégalités fiscales et sociales perçues comme de plus en plus insupportables.
1789 : Abolir les Privilèges pour sauver la Révolution
A l’été 1789, le royaume est secoué par la « Grande Peur » : rumeur de complot aristocratiques, incendies de châteaux, destruction des terriers (les registres féodaux). Le peuple exige la fin des droits féodaux et des privilèges fiscaux.
Dans la nuit du 4 Août, l’Assemblée Nationale constituante vote l’abolition des droits seigneuriaux de la dîme et des privilèges de province ou de corporation. En une seule nuit, l’égalité devant l’impôt devient principe fondateur. L’acte est ici symbolique mais aussi politique car il apaise une colère populaire qui menaçait de faire vaciller la Révolution.
Le parallèle 1789 / 2025 est séduisant, même la situation contemporaine est très différente : démocratie représentative, contraintes européennes et financières, marchés mondialisés.
2025 : D’autres Privilèges, d’autres colères…
La France d’aujourd’hui n’est plus une société d’ordres, mais elle reste traversée par des fractures profondes trop faciles à énumérer :
Coût de la vie : selon l’Insee, 6,4 % des ménages déclarent renoncer régulièrement à des soins médicaux faute de moyens, et la part des dépenses contraintes (logement, énergie, assurances) dépasse désormais 35 % du revenu disponible.
Inégalités fiscales : la suppression de l’ISF en 2018 a fait perdre environ 3,5 milliards d’euros de recettes annuelles à l’État, tandis que la TVA, impôt proportionnel, pèse davantage sur les ménages modestes.
Des salaires trop bas, un diplôme parfois dévalué : le cœur des manifestations récentes tient aussi dans cette réalité : le travail ne paie pas toujours. Selon la Dares, 13 % des salariés français sont payés au SMIC, un record en Europe occidentale.
Et même avec un diplôme, l’écart avec les non-diplômés tend à se réduire dans certains secteurs. Si un bac +5 gagne encore en moyenne 1,8 fois plus qu’un bac +2 dix ans après l’entrée sur le marché du travail, cette prime au diplôme s’est érodée par rapport aux années 1990. Beaucoup dénoncent une « trappe à bas salaires », où l’inflation rogne les revenus et où la progression salariale reste bloquée malgré les qualifications. Là encore, se pose la question d’un privilège : celui d’appartenir à un secteur porteur, ou de bénéficier d’un réseau, plutôt que de voir son diplôme reconnu à sa juste valeur.
Services publics fragilisés : fermeture de 67 maternités en vingt ans, 11 millions de personnes vivant dans un « désert médical», classes de collège à plus de 30 élèves.
Les vacances, un luxe inégalement partagé : si la France est le pays des congés payés, l’accès effectif aux vacances reste profondément inégalitaire. En 2023, selon le Credoc, 40 % des Français n’ont pas pu partir en vacances d’été, proportion qui grimpe à 60 % chez les ouvriers et les bas revenus. Parallèlement, les cadres supérieurs partent en moyenne plus de 5 semaines par an, souvent à l’étranger, quand les ménages modestes qui partent ne dépassent pas 8 à 10 jours, généralement en France métropolitaine.
Durée et qualité des congés : d’après la Dares, seuls 58 % des salariés en CDD ou à temps partiel bénéficient pleinement de leurs congés payés, contre plus de 85 % des salariés en CDI. Autrement dit, le droit formel existe, mais son exercice concret dépend du statut et du revenu.
Dans ce contexte, les manifestants dénoncent ce qu’ils considèrent comme de nouveaux privilèges : optimisation fiscale des multinationales, rentes de situation pour certains grands groupes, fracture entre ceux qui ont les moyens de jouir pleinement de leurs droits sociaux et ceux pour qui ces droits restent théoriques.
« Faire payer les riches » : un slogan récurrent
Dans les cortèges, le slogan « Faire payer les riches » résonne comme une exigence de justice sociale. Mais que se passerait-il si la taxation des plus aisés augmentait fortement ? :
- Un effet de redistribution immédiat : la réintroduction d’un impôt sur la fortune, élargi et modernisé, pourrait rapporter 5 à 6 milliards d’euros par an, soit l’équivalent du budget annuel de l’enseignement supérieur.
- Le risque de fuite des capitaux : une fiscalité trop lourde peut pousser certains à délocaliser leurs avoirs, comme cela avait été observé après la création de l’ISF dans les années 1980.
- Une nécessaire coordination européenne : isolée, la France pourrait décourager l’investissement. Mais dans le cadre d’un accord européen sur la taxation minimale du capital, l’effet d’exode serait limité.
La question n’est pas seulement de taxer davantage, mais de taxer mieux, en ciblant l’évasion et en garantissant une redistribution efficace.
Le train de vie des ministres, un privilège contesté
Le train de vie des responsables politiques reste une cible privilégiée des critiques. Salaires élevés, logements de fonction, protection rapprochée : dans un pays où une partie de la population peine à payer ses factures, ces avantages nourrissent la défiance.
Anne Hidalgo, maire de Paris, se trouve depuis plusieurs jours au centre d’une polémique quant à ses notes de frais de représentation. Entre 2020 et 2024, elle aurait dépensé 84 200 € pour des vêtements de luxe (une robe Dior à 6 320 €, un manteau Burberry à 3 067 €, une blouse Dior à 1 120 €…) selon Mediapart et l’association Transparence citoyenne. Par ailleurs, ses déplacements officiels – transport, hébergement, etc. – atteignent environ 125 000 € sur la période juillet 2020 à décembre 2023.
Son cabinet affirme que ces dépenses sont “encadrées” et que les justificatifs sont conformes, précisant également que le plafond annuel autorisé pour ses frais de représentation est de l’ordre de 20 000 €/an, une enveloppe non toujours totalement utilisée.
Cette affaire illustre la manière dont les dépenses individuelles des responsables politiques cristallisent des colères collectives sur l’usage de l’argent public.
D’où l’annonce de la suppression des passe-droits pour les anciens premiers ministres – voitures, bureaux, collaborateurs pris en charge par l’État –qui est symboliquement forte. Mais son effet budgétaire reste marginal : quelques millions d’euros d’économies par an, quand le budget de l’État dépasse 400 milliards. Cette mesure relève donc davantage du geste politique que d’une réforme structurelle. Elle traduit cependant une conscience aiguë du fossé qui sépare les élites gouvernantes de la population.
La dette : un privilège invisible ?
Derrière ces débats se cache une autre question, celle de la dette publique. Officiellement, la France porte une dette de plus de 3 200 milliards d’euros, soit environ 110 % de son PIB⁹. Est-elle pour autant une montagne insurmontable ?
-Une dette bien réelle : les intérêts payés chaque année représentent désormais plus de 50 milliards d’euros, l’équivalent du budget de la Défense.
-Une dette soutenable ? Tant que les taux d’intérêt restent inférieurs à la croissance nominale, la dette peut être stabilisée, voire réduite sans remboursement direct.
-Peut-on la rembourser ? Historiquement, aucun État n’a jamais « remboursé » sa dette au sens strict. Elle se refinance en permanence. Ce qui compte n’est pas de l’annuler brutalement, mais de la rendre gérable et d’éviter qu’elle devienne un poids écrasant pour les générations futures.
L’histoire fournit un parallèle éclairant. Contrairement à une idée reçue, la Révolution française n’a pas supprimé purement et simplement la dette publique. En 1793, le capital de nombreuses créances fut converti en rente perpétuelle, déchargeant l’État du remboursement du capital mais maintenant le paiement d’intérêts. Quelques années plus tard, en 1797, la fameuse « Banqueroute des Deux Tiers » réduisit massivement la charge en annulant une grande partie de la dette consolidée. Autrement dit, l’État choisit d’alléger la pression immédiate des créanciers, quitte à rompre partiellement ses engagements.
Aujourd’hui, certains manifestants ou économistes réclament à leur tour une remise de dette, voire une “réinitialisation” des finances publiques. Mais la situation n’est plus celle d’un pays agricole en guerre : la dette française est cotée sur des marchés mondialisés, détenue par des investisseurs privés, des fonds de pension et des banques centrales. Toute restructuration brutale pourrait provoquer une crise de confiance majeure, renchérir les taux d’emprunt et fragiliser l’ensemble de l’économie.
Certains économistes parlent d’un « privilège des créanciers » : les marchés financiers imposent leur loi, tandis que les sacrifices sont demandés aux salariés et aux contribuables. Pour d’autres, la dette est simplement un outil, qui peut financer les transitions (écologique, numérique, sociale) si elle est utilisée à bon escient. La vraie question n’est donc pas tant peut-on l’effacer ? que comment la rendre supportable et équitablement répartie.
Une « Nuit du 4 août » pour le XXIᵉ siècle ?
La Nuit du 4 août 1789 reste un repère : une élite contrainte de céder face à la colère populaire pour préserver l’unité nationale. Aujourd’hui, les privilèges ont changé de nature mais continuent d’alimenter le ressentiment.
La question est ouverte : faudra-t-il, comme en 1789, un geste politique majeur – suppression d’avantages fiscaux, réforme radicale de la redistribution, reconnaissance de nouveaux droits sociaux, repenser la dette publique – pour apaiser la colère et restaurer la confiance ? Ou bien le pouvoir se contentera-t-il de gestes symboliques, qui rassurent sans transformer ?
L’histoire enseigne qu’en une nuit, un pays peut décider de se réinventer. Mais ce qui fut possible au cœur d’un été révolutionnaire peut-il l’être dans une démocratie contemporaine, où chaque décision se heurte à la contrainte budgétaire, à la pression des marchés et aux équilibres européens ?
La société française saura-t-elle, elle aussi, abolir ses privilèges modernes ? Ou sommes-nous condamnés à multiplier les compromis et les demi-mesures, au risque que la colère se cristallise davantage ? La réponse, comme en 1789, dépendra moins des élites que de la capacité collective à écrire un nouveau contrat social.





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