‘’Entre Féminicide et Hérédité Familiale’’...
- ericmoulinzinutti
- 2 nov.
- 8 min de lecture
« La Procédure Criminelle devant la Cour d’Assise au XIXe Siècle »

Dans la France du XIXᵉ siècle, la justice n’est pas seulement une institution : elle est un spectacle, un rite, une liturgie. Chaque procès d’assises devient un événement social où le peuple vient assister à la mise en scène de la morale. Dans ces salles boisées et étroites, l’ordre républicain ou monarchique, selon les régimes successifs, s’incarne dans les robes rouges des magistrats, les uniformes des gendarmes, et surtout dans le silence solennel des jurés. Ces hommes – car il ne pouvait s’agir que d’hommes – représentent la conscience publique. Leur mission dépasse la simple application de la loi : ils jugent au nom d’un ordre moral.
Sous le Second Empire comme sous la Troisième République naissante, la Cour d’assises est une cathédrale laïque. On y célèbre le triomphe de la raison sur la passion, de la loi sur le sang. Mais derrière les formules pompeuses, les verdicts révèlent les peurs et les croyances d’une société encore dominée par la hiérarchie des sexes et des classes. Les crimes domestiques y tiennent une place à part. Ils fascinent parce qu’ils se déroulent dans le cadre supposément sacré du foyer. Ils troublent, car ils mettent à nu ce que la société cache : la violence de l’intime.
À cette époque, la justice d’assises à une double mission : punir et instruire. Elle instruit le peuple autant qu’elle le punit. Les journaux relatent les procès en les transformant en paraboles morales : chaque accusé devient une leçon, chaque victime un exemple. Le criminel est le pécheur d’un monde sans Dieu ; la justice, la main visible d’une religion devenue républicaine.
Au centre de ces drames, la femme est souvent doublement victime : d’abord du crime, ensuite du jugement. La loi civile, héritée du Code Napoléon de 1804, en fait une éternelle mineure. Elle doit obéissance à son mari, elle n’a pas d’autonomie juridique, et le divorce, aboli en 1816, ne sera rétabli qu’en 1884. Dans le mariage bourgeois, la femme n’a ni voix ni recours. Les violences domestiques, quand elles sont connues, relèvent du domaine privé, “des affaires d’alcôve”, indignes du regard du juge.
Pourtant, les Cours d’assises en voient passer de nombreuses. Les affaires de maris meurtriers s’y succèdent : jalousie, honneur blessé, adultère réel ou supposé. Le “crime passionnel”, cette invention du XIXᵉ siècle, bénéficie alors d’une étrange indulgence. On excuse l’homme qui a tué “par amour”, on loue sa fureur d’avoir été trompé. Les jurés, tous issus du même monde, comprennent ses emportements. Mais la femme, lorsqu’elle tue pour fuir un mari violent, se voit, elle, condamnée avec froideur. La justice d’alors punit la transgression du rôle social plus que le meurtre lui-même.
Dans ce contexte, l’affaire Frédéric Testud prend une résonance singulière. Julie Chantemesse, son épouse, est une femme douce, fidèle, travailleuse, dont la seule faute fut de vouloir survivre. Elle fuit un foyer devenu infernal ; il la rattrape et la tue. Là où le Code voit une rébellion contre l’ordre conjugal, le juge voit un affront à la virilité. Le féminicide n’a pas encore de nom, mais il a déjà des justifications.
Les Cours d’assises du XIXᵉ siècle sont remplies d’affaires qui, comme celle de Testud, oscillent entre amour et mort. Marie Lafarge, accusée en 1840 d’avoir empoisonné son mari, voit son procès transformé en feuilleton. Papavoine, assassin d’enfants, incarne la monstruosité morale, pendant que Prado, tueur mondain de 1888, fait du crime un art mondain. Tous ces procès révèlent les obsessions d’une époque : la sexualité, l’honneur, la déchéance, l’hérédité.
Mais lorsqu’un homme tue sa femme, le regard de la justice change. Les verdicts, souvent, adoucissent la peine. Les jurés, touchés par la “passion malheureuse”, refusent la guillotine. L’assassin devient un homme égaré par l’amour. À l’inverse, lorsqu’une femme tue son mari – pensons à Pauline Dubuisson ou plus tôt à Marguerite Steinheil – le discours se fait moral : hystérie, perversion, luxure. Ainsi, la justice des assises est une justice des sexes : indulgente pour la violence masculine, implacable pour la désobéissance féminine.
Le 11 décembre 1879, Frédéric Testud, entrepreneur de monuments funèbres au Puy, entre chez un armurier. Il achète un revolver à six coups. Quelques minutes plus tard, il se rend chez sa belle-mère, tire sur elle, puis sur une voisine. Il poursuit ensuite sa femme jusque dans la boutique de son beau-frère, rue Lafayette, où il tire à bout portant. Julie, enceinte de six mois, meurt deux jours plus tard, après avoir mis au monde un enfant mort-né. Le drame secoue la Haute-Loire. La presse s’en empare. On y voit un “mari fou”, un “esprit dérangé par l’amour”.
Mais la procédure révèle une tout autre histoire. Le juge d’instruction, Frédéric MOLHERAT, détaille la préméditation : l’achat de l’arme, la traque, les menaces répétées. Les experts médicaux, eux, hésitent. Testud simule la folie, prétend ne plus se souvenir de rien. Les docteurs Fabre, Récipon et Vissaguet concluent à sa responsabilité, tout en évoquant une “responsabilité diminuée” due à “certaines conditions alcooliques et héréditaires”. Le mot est lâché : hérédité.
Nous sommes à l’époque où les théories de Morel, Magnan et bientôt Lombroso imprègnent la pensée judiciaire. Le crime n’est plus seulement un péché : il devient le symptôme d’un mal biologique. Le criminel n’est pas mauvais, il est malade. Et sa maladie, dit-on, se transmet de père en fils. Dans les prétoires, cette idée change tout. Le juge n’est plus seulement arbitre entre le bien et le mal ; il devient médecin de l’âme. Les procès se couvrent de rapports d’experts, de mesures de crânes, de diagnostics pseudo-scientifiques. La justice hésite entre deux langages : celui du châtiment et celui de la science. L’affaire Testud illustre cette transition : le meurtrier est reconnu coupable, mais la sentence s’adoucit. Il n’est plus un monstre, il est un dégénéré. La violence conjugale, dès lors, devient une fatalité naturelle, non plus une faute morale.
C’est d’ailleurs en raison de ces “antécédents familiaux” que Frédéric Testud aurait échappé à la guillotine. Les jurés, sensibles à l’idée d’une prédisposition héréditaire, préférèrent la réclusion à mort. Ce glissement, qui justifie la clémence, annonce un autre regard sur la transmission du mal. La science du XIXᵉ siècle parlait de “tare”, de “folie dans le sang”. La psychologie moderne, elle, parlerait de psycho généalogie.
La psycho généalogie, concept développé au XXᵉ siècle par Anne Ancelin Schützenberger, repose sur une idée vertigineuse : les souffrances, les culpabilités ou les traumatismes non résolus se transmettent inconsciemment à travers les générations. Ce qui, hier, s’appelait hérédité morale, s’apparente aujourd’hui à une mémoire émotionnelle de la lignée. Schützenberger, dans Aïe, mes aïeux ! montrait comment des événements anciens – guerres, deuils, secrets, crimes ou injustices – peuvent rejaillir, des décennies plus tard, sous la forme de comportements, de maladies ou de drames répétés.
Relue à la lumière de cette approche, l’affaire Testud prend une profondeur inattendue. Le crime de Frédéric n’est peut-être pas seulement celui d’un homme ; il est aussi le produit d’un héritage familial, d’un climat transmis, d’un modèle de domination et de silence. Dans cette perspective, l’hérédité dont parlaient les experts du XIXᵉ siècle n’était pas une simple donnée biologique : elle était l’expression d’un lien transgénérationnel, d’une répétition inconsciente. La violence, comme la faute, peut se transmettre quand elle n’a pas été dite ni comprise.
Ainsi, le procès Testud ne met pas seulement en scène un crime conjugal ; il révèle une chaîne. L’homme qui tue sa femme rejoue parfois, sans le savoir, les colères, les humiliations ou les frustrations de ceux qui l’ont précédé. La Cour d’assises, sans en avoir conscience, devient le lieu où s’expriment les fantômes de la filiation. Testud n’est pas seulement jugé pour avoir tué Julie : il porte aussi le poids d’une histoire, celle d’un monde où la virilité et la domination étaient des héritages aussi lourds que le sang.
Les journaux régionaux, tels La Haute-Loire, transforment le procès Testud en récit tragique. Les comptes rendus mêlent pathos et fascination : “C’est un grand et bel homme, mélange de violence et de faiblesse, comédien et tragédien à ressort.” La salle d’audience est décrite comme un théâtre plein à craquer. Les femmes du Puy s’y pressent, curieuses, horrifiées, fascinées. Le procès devient une leçon de morale populaire, un avertissement à l’égard des épouses et des maris. Mais cette mise en scène médiatique efface la victime : Julie Chantemesse n’est plus qu’un prénom. Le récit appartient au meurtrier. Ainsi, même la mémoire judiciaire reproduit le déséquilibre du couple.
Le XIXᵉ siècle ne reconnaît à la femme ni autonomie morale ni parole judiciaire. Elle ne plaide pas, elle subit. Lorsqu’elle comparaît, c’est comme accusée ou témoin, jamais comme sujet. Les archives de l’affaire Testud, pourtant riches en témoignages féminins, ne conservent aucune parole de Julie. Sa souffrance se devine entre les lignes : “elle craignait pour sa vie”, note le juge, “elle s’était réfugiée chez ses parents”. Elle pressentait le drame ; la justice, elle, ne l’a pas entendue. Ce silence est plus qu’une absence : c’est une structure. Le droit du XIXᵉ siècle repose sur la domination masculine. L’ordre domestique est sacré, et la femme en est la gardienne silencieuse. Lorsqu’elle meurt sous les coups de son mari, la justice la pleure, mais ne la défend pas. C’est ce paradoxe – compassion sans réforme – qui rend ces affaires si terriblement modernes.
L’affaire Testud, comme tant d’autres, témoigne d’un moment charnière de la justice française. C’est le passage d’une justice du péché à une justice de la pathologie. Entre la faute morale et la cause biologique, le juge du XIXᵉ siècle cherche l’explication ultime du mal. Mais cette quête d’intelligibilité a un prix : elle dissout la responsabilité dans la fatalité, et transforme la violence masculine en destin.
Un siècle plus tard, les débats demeurent. La société moderne continue d’interroger la frontière entre amour et domination, passion et crime, hérédité et choix. Et chaque fois qu’une femme meurt sous les coups de son conjoint, c’est un écho lointain du XIXᵉ siècle qui résonne encore dans nos consciences.
Ce livre ne se veut ni réquisitoire ni plaidoyer, mais une archéologie de la justice. À travers l’affaire Testud et les archives des Cours d’assises, il s’agit de comprendre comment la société française a fabriqué ses coupables et ses victimes. Dans le regard du juge, du médecin et du journaliste, se dessine l’âme d’une époque : celle qui croyait juger le crime, mais jugeait en réalité la nature humaine. Entre féminicide et hérédité, entre raison et passion, entre science et mémoire familiale, se dresse la grande question du XIXᵉ siècle — et, peut-être, de tous les siècles : quand l’homme tue la femme, qui est vraiment coupable ? Lui, sa lignée, ou la société qui l’a formé ?
L’auteur du présent ouvrage, au fil de ses recherches, a retrouvé les descendants du célèbre avocat du Puy-en-Velay qui avait défendu Frédéric Testud devant la Cour d’assises. Animé par le désir de redonner chair à cette histoire, il est entré en contact avec l’arrière-petite-fille de ce défenseur illustre, espérant retrouver la plaidoirie originale de son ancêtre. Celle-ci ne la possédait pas : le texte s’était perdu, englouti par le temps et les silences familiaux. Pourtant, la mémoire du drame, elle, avait survécu. Transmise de génération en génération, l’histoire de ce procès et du crime qui l’avait inspiré continuait à circuler dans la famille, comme un récit fondateur, une blessure héritée. Ce simple échange entre l’auteur et la descendante de l’avocat révèle toute la force de la transmission psycho généalogique : les archives disparaissent, mais la mémoire, elle, demeure — vive, souterraine, indestructible.
Pour compléter cette démarche, l’auteur a dépouillé et transcrit tous les actes de procédure conservés aux archives du Puy-en-Velay concernant le procès Testud. Cette exploration minutieuse des documents judiciaires lui a permis de reconstituer le déroulement exact de l’affaire, les interventions de l’avocat, les témoignages, les expertises et la chronologie des événements. Ainsi, l’ouvrage ne se limite pas à un récit d’histoire familiale ou judiciaire : il restitue le procès dans sa totalité, mêlant mémoire, archives et recherche généalogique, révélant combien le travail de transmission et de documentation est essentiel pour comprendre la portée d’un crime et sa résonance sur les générations suivantes.





Commentaires